L’efficacité énergétique peut-elle soutenir la croissance ?

L’efficacité énergétique peut-elle soutenir la croissance ?

14 décembre 2019 Non Par Cyril Pitrou

Si l’approvisionnement en énergie est amené à diminuer, peut-on continuer de croitre en améliorant notre utilisation de celle-ci ? Faut-il à tout prix chercher la croissance économique ou bien s’adapter à une décroissance structurelle ?

Trois phases de croissance

On observe essentiellement trois phases pour les économies européennes, dans la période d’après guerre. Tout d’abord une phase de très forte croissance de la richesse par personne, jusqu’aux chocs pétroliers (disons jusqu’à 1973), et qui correspond aux trente glorieuses. Puis une croissance bien réduite mais encore honorable jusqu’en 2006 environ. Enfin la phase actuelle de croissance très réduite voire de récession pour certains pays. Avant d’établir le lien avec l’approvisionnement énergétique, intéressons nous à ces trois phases pour quelques pays, ainsi que pour l’Union européenne, la Chine, l’Inde et le monde dans son ensemble. On trace en couleur des courbes correspondant à un taux d’accroissement annuel constant. En utilisant une échelle logarithmique, ces courbes apparaissent alors comme des droites, ce qui a l’avantage pratique de rendre la croissance exponentielle plus visuelle.

France

PIB par personne en France. Source : de l’auteur avec les données de la Banque Mondiale.

Italie

PIB par personne en Italie. Source : de l’auteur avec les données de la Banque Mondiale.

On note que la troisième phase est en fait une sévère récession pour l’Italie…

Allemagne

PIB par personne en Allemagne. Source : de l’auteur avec les données de la Banque Mondiale.

Les données de l’Allemagne sont complexes à interpréter puisqu’elles réunissent les ex-RDA et ex-RFA.

Union européenne

PIB par personne dans l’Union européenne. Source : de l’auteur avec les données de la Banque Mondiale.

On remarque que les données de la France sont très semblables à celles de l’Union européenne prise dans sa globalité.

Chine

PIB par personne en Chine. Source : de l’auteur avec les données de la Banque Mondiale.

L’analyse en trois phases n’est pas pertinente pour les pays en développement, ou récemment développés, comme la Chine. En revanche on note un passage à une très forte croissance juste après 1990. La raison est démographique car la croissance de la population chinoise s’est singulièrement ralentie après 1990 suite au contrôle des naissances, en passant en gros de 2% par an avant 1990 à 0.5% après.

Inde

PIB par personne en Inde. Source : de l’auteur avec les données de la Banque Mondiale.

L’accélération de l’Inde date des années 80, et à la différence de la Chine il n’y a pas eu de passage par une croissance à 10%, car la démographie ne s’est pas infléchie comme en Chine en l’absence de contrôle des naissances. Le taux d’accroissement démographique ralentit cependant progressivement après 2000, mais relativement lentement et il est encore légèrement supérieur à 1%. Au final, dans la période actuelle, la croissance est du même ordre de grandeur que pour la Chine, c’est-à-dire un peu supérieure à 5%, avec la croissance du PIB par habitant de l’Inde légèrement inférieure à celle de la Chine, avec notamment une démographie plus dynamique.

Monde

PIB par personne du monde. Source : de l’auteur avec les données de la Banque Mondiale.

Au niveau mondial, on ne distingue que deux périodes. Tout d’abord celle avant le choc pétrolier où la richesse mondiale est essentiellement celle des pays développés. Puis la période qui s’ensuit avec une remarquable stabilité de la croissance de la richesse par habitant. On comprend donc que la stagnation de la troisième phase des pays développés est compensée par la croissance soutenue des émergents qui contribuent maintenant de manière non négligeable à la richesse totale. On anticipe déjà qu’il doit y avoir un phénomène d’éviction pour les pays développés dans la période actuelle. Nous allons maintenant voir qu’il s’agit de l’éviction des approvisionnements en énergie.

Efficacité énergétique

Pour poser le problème énergétique simplement, on décompose le produit intérieur brut (PIB), qui est encore aujourd’hui la quantité retenue par les économistes orthodoxes pour mesurer la performance économique, en un produit de deux termes, à savoir le PIB par unité d’énergie, multiplié par l’énergie totale utilisée. Mais il apparait plus pertinent de s’intéresser au PIB par habitant car il s’agit de ce qui a du sens au niveau des individus. On décompose alors le PIB par habitant de la manière suivante

\boxed{\frac{\rm PIB}{\rm habitant} = \left(\frac{\rm PIB}{\rm Unit\'e\,\, d'\'energie}\right)\left( \frac{\rm Unit\'e\,\,d'\'energie}{\rm habitant}\right)}

On parle ici d’énergie primaire, c’est-à-dire que pour l’électricité produite à partir du charbon, on comptera l’énergie dégagée lors de la combustion du charbon, et non l’énergie électrique produite (avec un rendement de 40% environ).

Si les deux facteurs augmentent, pas de doute, le PIB par habitant ne fera qu’augmenter. Mais si l’un des deux facteurs diminue, est-ce que l’autre peut compenser en augmentant plus vite ?

Le facteur PIB par unité d’énergie est l’efficacité énergétique de nos économies. Lorsque l’on considère l’économie du monde dans sa globalité, on voit que cette efficacité a sensiblement augmenté :

PIB par unité d’énergie du monde. Source : de l’auteur avec les données de la Banque Mondiale (pour le PIB) et BP statistics (pour l’énergie).

Cependant on note qu’il y a eu deux phases de stagnation, avant 1975, et puis sur la période 2000-2010. On note une amélioration certaine depuis 2012.

Si on s’intéresse à l’évolution de l’efficacité pays par pays sur la figure suivante, on note que pour les pays développés, celle-ci ne fait globalement que s’améliorer depuis 1975 (mais qu’elle diminuait avant) tandis que pour les pays en développement (mais déjà bien développés aujourd’hui…) cette amélioration n’est présente qu’après 2000 et postérieure à une longue phase de dégradation.

PIB par unité d’énergie. Source : de l’auteur avec les données de la Banque Mondiale (pour le PIB) et BP statistics (pour l’énergie).

Le développement typique consiste donc en une dégradation initiale de l’efficacité lors de la phase d’industrialisation du développement, puis à une amélioration lors du passage à une tertiarisation importante. On comprend alors que la stabilité de l’efficacité mondiale entre 2000 et 2010 correspond au moment où les économies émergentes commencent à peser de manière non négligeable dans la richesse mondiale, et comme cela correspond à leur première phase de développement où leur efficacité se dégrade, l’efficacité totale stagne. Autrement dit, entre 2000 et 2010, l’efficacité des pays développés augmente tandis que celle des pays en développement diminue. Après 2010, tous les pays qui comptent dans la richesse mondiale sont dans leur phase ascendante de l’efficacité.

Energie primaire par personne

Intéressons nous maintenant à l’énergie primaire par personne. Comme on peut le voir sur les figures ci-dessous, celle-ci a également évolué selon les trois phases (trente glorieuses, trente piteuses, et stagnation actuelle). Passons en revue les même pays que ceux dont nous avons tracé le PIB par personne ci-dessus. Pour l’énergie, on choisit comme unité la tonne équivalent pétrole (tep) car elle permet une visualisation assez claire de ce que cela représente physiquement, étant donné que l’essentiel de l’énergie primaire est apporté par les énergies fossiles. Une tonne de pétrole, c’est comme une vingtaine de pleins pour une voiture de taille moyenne. La conversion en kWh s’effectue simplement avec 1tep = 11 630 kWh.

France

Energie primaire par personne en France. Source : calculs de l’auteur depuis des données BP statistics.

Italie

Energie primaire par personne en Italie. Source : calculs de l’auteur depuis des données BP statistics.

Allemagne

Energie primaire par personne en Allemagne. Source : calculs de l’auteur depuis des données BP statistics.

L’analyse en trois phases est moins pertinente à cause de la réunion des ex-RDA et ex-RFA. Il faudrait faire une étude séparée pour avoir une analyse pertinente du cas de l’Allemagne.

Union européenne

Energie primaire par personne dans l’Union européenne. Source : calculs de l’auteur depuis des données BP statistics.

On remarque de nouveau que la France est très représentative de la moyenne de l’Union européenne.

Chine

Energie primaire par personne en Chine. Source : calculs de l’auteur depuis des données BP statistics.

Après une poussée de consommation d’énergie de 2000 à 2010, l’approvisionnement énergétique de la Chine est nettement plus contraint, surtout que son pic pétrolier est déjà passé.

Monde

Energie primaire par personne dans le monde. Source : calculs de l’auteur depuis des données BP statistics.

Au niveau mondial, la troisième phase correspond à une augmentation de l’utilisation d’énergie primaire par personne. Cependant cette augmentation reste modérée, de l’ordre du pourcent. Les pays en développement ont une croissance de leur consommation d’énergie primaire plus rapide que cela, si bien que pour les pays développés importateurs, la décroissance de la consommation d’énergie est forcée à la baisse.

Surnager en améliorant l’efficacité

En multipliant l’efficacité énergétique par la quantité d’énergie primaire par personne, on doit retrouver le PIB/habitant. Comme nous avons déjà identifié des taux de croissance moyens pour le PIB/habitant et l’énergie par habitant, nous allons pouvoir en déduire les taux de croissance de l’efficacité énergétique qui ont été nécessaires dans les trois grandes phases (trente glorieuses, trente piteuses, et stagnation actuelle).

Remarque : Même si on ne peut pas additionner bêtement les pourcentages, cela va rester à peu près vrai pour des petits pourcentages, alors on ne se privera pas d’abuser de cette approximation. Par exemple, si l’efficacité a augmenté de 2%, et l’énergie par personne de 3%, alors le PIB par habitant a augmenté de 5.06% (car 1.02 x 1.03 = 1.0506) ce qui est franchement très proche de 5% = 2%+3%.

Voici d’abord le cas de la France.

Croiss. PIB/habCroiss. efficacitéCroiss. énergie/hab
France, avant 19734.3%-1.2%5.5%
France, 1973-20061.8%0.9%0.9%
France, après 20060.4%1.5%-1.1%

Dans la phase actuelle, on surnage complètement ! On est entrainés vers le bas par la baisse de l’approvisionnement énergétique. Mais comme la France réussit à améliorer sensiblement son efficacité énergétique de manière plus rapide (1.5%), il reste un semblant de croissance. Cependant il s’agit de la croissance du PIB et cela inclut à la fois la consommation et l’investissement. Comme cela nécessite de gros investissements d’améliorer l’efficacité énergétique, il se peut que le PIB par habitant augmente, mais que la richesse de consommation par habitant stagne ou diminue. En effet, lorsqu’on produit quelque-chose, soit c’est pour la consommation et on en voit le bénéfice immédiatement, soit il s’agit d’un investissement (on fabrique par exemple des infrastructures). Par ailleurs, lorsque l’approvisionnement énergétique baissera plus vigoureusement, il sera impossible de surnager, et nous passerons alors forcément en récession. C’est d’ailleurs ce qui se passe depuis une décennie pour l’Italie.

Croiss. PIB/habCroiss. efficacitéCroiss. énergie/hab
Italie, avant 19734.7%-2.1%6.8%
Italie, 1973-20061.9%1.1%0.8%
Italie, après 2006-0.4%1.1%-1.5%

L’Italie améliore son efficacité, mais trop lentement, et de plus sa contraction énergétique est plus violente qu’en France. Résultat, même si la population diminue depuis 2010 (-0.15% par an), le PIB par habitant diminue franchement. L’Italie est déjà dans la récession structurelle.

Au niveau de l’Europe voici ce que cela donne.

Croiss. PIB/habCroiss. efficacitéCroiss. énergie/hab
UE, avant 19734.2%0%4.2%
UE, 1973-20062.1%1.7%0.4%
UE, après 20060.7%1.6%-0.9%

On voit donc qu’on se bat comme des lions pour s’en sortir, avec une amélioration de l’efficacité de 1.6% par an (portée par l’Allemagne qui voit son efficacité progresser de 1.9% par an environ). Malgré un approvisionnement énergétique en baisse d’environ 1% par an, ce qui est un défi considérable, nous parvenons à dépasser cette contrainte en améliorant l’efficacité énergétique. D’une certaine manière, la transition énergétique est déjà en marche forcée. Pour l’instant, c’est suffisant pour garder un peu de croissance, mais rien ne dit que cela se traduise dans le pouvoir d’achat car les investissements nécessaires pour y parvenir sont forcément plus conséquents que par le passé. Si on vend plus de laine de verre pour isoler les logements, le PIB augmente, notre efficacité énergétique s’améliore, et pourtant cela ne fait pas augmenter les dépenses de consommation habituelles (pas de beurre en plus dans les épinards).

Si le pic de pétrole survient un peu avant 2025 comme le suggère l’AIE, alors la baisse de l’approvisionnement énergétique sera forcément plus marquée pour l’Europe, les pays producteurs se servant les premiers et nous laissant ce dont ils n’ont pas besoin. On imagine mal comment l’efficacité énergétique pourra augmenter de plus que 2% par an, surtout que plus on avance et plus les gains sont difficiles à aller chercher (on rénove d’abord les passoires, mais ensuite quand on arrive au tout venant, et les gains sont plus maigres).

Enfin il est intéressant de regarder le monde dans son ensemble. Les trois phases sont moins claires, car on a vu qu’elles s’appliquaient bien aux pays développés mais pas aux émergents. Or comme ceux-ci pèsent de manière importante dans la période récente, cela invalide la lecture simpliste. On peut néanmoins réaliser l’exercice en ayant à l’esprit ses limitations.

Croiss. PIB/habCroiss. efficacitéCroiss. énergie/hab
Monde, avant 19733.5%0%3.5%
Monde, 1973-20061.4%1%0.4%
Monde, après 20061.4%0.6%0.8%

On voit que l’Europe a un différentiel d’environ 2% de son approvisionnement énergétique par rapport à celui du monde dans son ensemble. Si la hausse dans le monde est autour de 1% sur les années passées, pour l’Europe c’est une baisse de l’ordre de 1% également. Lorsque l’approvisionnement mondial par habitant stagnera, ou pire baissera, alors on pourra s’attendre à une baisse d’au moins 2% par an en Europe, que l’efficacité énergétique ne saurait compenser.

Le génie de la réforme des retraites actuellement en cours en France n’est pas la fin des régimes spéciaux, ni le passage à un système par points, mais dans un détail présenté de manière anodine comme un progrès : l’indexation des retraites sur les salaires et non plus sur l’inflation. Les retraités ne seront plus protégés à la prochaine récession par une garantie de pouvoir d’achat, et cela sera beaucoup plus équitable puisque l’effort d’adaptation sera partagé par tous. Sans l’avouer, notre gouvernement semble prendre la mesure des problèmes à venir.

Notons également que comme la population mondiale augmente au rythme de 1.1%, la stagnation de l’énergie par habitant au niveau mondial arrivera avant la stagnation de l’énergie primaire totale mondiale.

En attendant, si on se recentre sur les problèmes européens, aurons-nous une montée de la xénophobie comme c’est le cas pour la récession italienne, ou une augmentation massive de la pauvreté comme pour la longue récession actuelle en Argentine (qui a commencé en 2011…) ? Si je devais me risquer à un pronostic, je dirais que nous aurons probablement un peu des deux, et d’ailleurs c’est déjà le cas dans une certaine mesure. A moins que l’on sache organiser enfin la décroissance ordonnée par anticipation…

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Image Pixabay.