L’alchimie sera-t-elle un jour possible ?

L’alchimie sera-t-elle un jour possible ?

1 mars 2023 Non Par Cyril Pitrou

Transformer le plomb en or, tel était le rêve des alchimistes. Ce rêve n’a longtemps été qu’une chimère puisque toutes les réactions chimiques modifient l’arrangement des éléments chimiques sans jamais modifier leur nature. Quelle que soit la réaction chimique, un atome de plomb restera un atome de plomb.

Mais depuis près d’un siècle, on sait que ce que l’on appelait alchimie au Moyen-Âge correspond à la physique nucléaire. En effet, seules des réactions nucléaires, entre noyaux atomiques, sont capables de modifier les éléments chimiques, c’est-à-dire de les transmuter. S’il a fallu des siècles avant d’en arriver là, c’est que les énergies mises en jeu sont considérablement plus élevées et étaient auparavant hors de portée.

Désormais, les réactions nucléaires sont utilisées pour l’énergie qu’elles dégagent. On les utilise soit directement grâce à des réactions de fission (de l’uranium) en centrale, soit indirectement via l’énergie solaire provenant de la fusion nucléaire de l’hydrogène. Par ailleurs l’énergie éolienne, la biomasse, l’énergie hydraulique sont des formes transformées d’énergie solaire. On peut donc affirmer que la source primaire de toutes les formes d’énergie utilisées est nucléaire, même si l’énergie des réactions de fission est aussi le résultat d’un stockage d’énergie gravitationnelle.

Cependant, notre civilisation est basée sur l’utilisation d’énergie ainsi que de ressources. D’une certaine manière, avec l’équivalence masse énergie décrite par la célèbre formule E = m c^2, on peut affirmer que le problème des ressources est un problème énergétique. À un certain élément chimique, comme un atome de cuivre, ayant une certaine masse, correspond une certaine énergie dont la forme est directement celle qui nous est utile pour fabriquer un câble conducteur.

Certains éléments sont abondants sur Terre et on en trouve donc largement assez pour nos usages. Cependant, le platine, mais également des éléments proches comme le ruthénium, le rhodium, le palladium, l’osmium, l’iridium ou le rhénium sont extrêmement rares. On les appelle les métaux du groupe du platine, à ne pas confondre avec une platine pour groupe de métal. Le rhodium a presque atteint le million d’euros au kilogramme, alors que pour l’aluminium, un métal pourtant assez cher à produire, on dépasse rarement les quelques euros au kilogramme, et l’or se vend autour de 50 000 euros le kilo.

Serait-il envisageable d’utiliser des réactions alchimiques nucléaires pour fabriquer ces éléments si difficiles à trouver ? Si on se projette dans le futur, avec une technologie nucléaire bien plus développée que la notre, quelles seraient les limites à la fabrication de ressources par de tels procédés ?

Produits de fission

Rappelons la nomenclature des divers éléments constituant la matière qui est par ailleurs détaillée dans un billet précédent sur l’origine de l’énergie nucléaire. Un noyau atomique est caractérisé par son nombre de protons, ce qui définit le nom de l’élément, et son nombre de neutrons qui caractérise l’isotope de cet élément. On indiquera par exemple pour la forme de l’hélium la plus courante, la composition hélium-4, noté plus joliment 4He. L’hélium possède par définition deux protons (et donc il y aura 2 électrons dans l’atome associé), et le chiffre indiqué correspond à la somme des nucléons (les neutrons + les protons). D’après l’identité fondamentale 2+2=4, on en déduit que cet isotope de l’hélium possède 2 neutrons.

Lorsqu’on s’intéresse aux propriétés chimiques des éléments, le nombre de neutrons du noyau n’a que peu d’influence, puisqu’il ne change pas le nombre d’électrons de l’atome associé. Les divers éléments sont alors rangés selon la classification périodique des éléments.

Classification périodique des éléments. Le nombre indiqué au dessus du symbole de chaque élément est son nombre de protons. Source : Pixabay.

On peut donc lire le nombre de protons pour les éléments rares mentionnées plus haut (dont les symboles sont Ru, Rh, Pd, Re, Os, Ir, Pt). Par ailleurs le prix de ces matériaux en février 2023 donne une idée de la rareté économique, tandis que l’abondance dans la croûte terrestre donne une idée de la rareté physique. Ces informations sont résumées dans le tableau suivant :

ÉlémentNombre de protonsPrix en €/kgAbondance en g/tonne
ruthénium4415 0000.001
rhodium45380 0000.001
palladium4650 0000.015
rhénium751 5000.0007
osmium7612 0000.0015
iridium77150 0000.001
platine7830 0000.005

Pour classer tous les noyaux possibles, il est préférable d’utiliser un diagramme nucléaire avec le nombre de neutrons sur un axe, et le nombre de protons sur l’autre, comme ci-dessous. On remarque au passage que le technétium (Te), qui possède 43 protons, n’a aucun isotope stable et est quasiment absent dans la nature. On ne le classe donc pas dans le groupe des métaux du groupe du platine, bien qu’il soit juste au dessus du rhénium dans la classification périodique.

Éléments possibles. Seuls ceux en noir sont stables sur une zone étirée appelée vallée de stabilité. Les autres sont instables et vont modifier leur noyau pour rejoindre la vallée de stabilité.
Source : Internovice, CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons.

Si les éléments que l’on cherche à produire résultent de réactions de fission, c’est-à-dire s’ils font partie des noyaux formés lorsqu’on casse un gros noyau comme celui de l’uranium, c’est assez simple. Non seulement les réactions de fission sont une source d’énergie, mais les déchets produits correspondent à des ressources convoitées, et ne sont donc plus des déchets. Il suffit de séparer les différents produits par réactions chimiques.

La fission de l’uranium-235 génère deux noyaux plus petits, mais jamais exactement les mêmes. Par ailleurs, ces noyaux étant trop riches en neutrons, ils sont génériquement instables, et vont donc continuer à se désintégrer en d’autres noyaux plus stables en transformant certains de leurs neutrons en protons, ce qui génère de la radioactivité \beta4. L’ensemble des noyaux stables, ou très peu instables, qui seront produits in fine est donc très vaste, mais de manière générale on n’obtiendra que des éléments plus gros que le Fer. Dans un diagramme nucléaire voici la composition des produits de fission avant qu’ils rejoignent la vallée de stabilité (en pointillés bleus) en transformant certains de leur neutrons excédentaires en protons, ce qui revient à les déplacer vers le bas à droite dans le diagramme en suivant les flèches noires.

Répartition des produits de fission. Les pointillés bleus correspondent approximativement à la vallée de stabilité vers laquelle les éléments seront transformés par transformation radioactive en suivant la direction des flèches noires.
Source : Clés CEA via Laradioactivité.com

On vérifie bien que les élément formés ont au moins 29 protons, et sont donc plus lourds que le Fer qui en a 28. Par ailleurs certains noyaux (ceux dans la grande tâche du bas à gauche) résultants possèderont 44, 45 ou 46 protons5, et donc seront des noyaux de ruthénium, de rhodium ou de palladium. Tandis que des noyaux à 75, 76, 77 ou 78 protons ne seront pas formés. Les alchimistes seront également déçus puisqu’on ne génère pas non plus d’or, ce dernier élément possédant 79 protons.

Les analyses des produits de fission1 ont permis de montrer que pour chaque tonne de combustible ayant subi des réactions nucléaires dans le réacteur, la somme de la masse résiduelle du ruthénium, du rhodium et du palladium est d’environ 4kg. Cette masse est répartie approximativement en 33% de palladium, 11% de ruthénium et 56% de rhodium1. Il est clair que le rhodium est le plus cher des trois, et de très loin, à cause de son utilisation dans les pots catalytiques. Une tonne de combustible permet ainsi d’en fabriquer environ 2kg.

Or le combustible est formé d’uranium enrichi en 235U à hauteur 3.5%, dont la fabrication nécessite environ 9 tonnes de minerai d’uranium. En effet, la concentration de l’isotope 235U est de 0.7% dans le minerai et il faut donc l’enrichir en se débarrassant d’une bonne partie des isotopes moins intéressants. Au final, on récupère donc environ 200g de rhodium par tonne de minerai d’uranium, c’est-à-dire environ 5000 fois moins.

La tonne de minerai d’uranium s’est longtemps négociée à 100 000 euros, tandis que les 200g de rhodium qu’elle permet de fabriquer sont valorisés à environ 80 000 euros actuellement, mais cela s’est déjà vendu au double de ce prix sur les marchés de matières premières. Évidemment toute la difficulté est de réussir à séparer les différents éléments dans les produits de fission afin d’extraire ce rhodium, ce qui nécessite des processus électrochimiques loin d’être simples2. Mais cela montre que l’uranium a autant de valeur économique pour l’énergie qu’il permet de produire que pour les éléments qu’il permet de synthétiser.

Une autre manière de quantifier l’intérêt d’une telle démarche consiste à regarder la quantité de rhodium que l’on pourrait produire de cette manière, afin de la comparer à ce qui est extrait des mines. Comme on utilise environ 70 000 tonnes de minerai d’uranium chaque année dans le monde, cela permet de fabriquer au plus 14 tonnes de rhodium et environ 9 tonnes de palladium, à comparer aux 23 tonnes de rhodium et 210 tonnes de palladium extraites des mines.

Que ce soit en considérant le prix ou la quantité, il semblerait que l’extraction dans les produits de fission est une méthode pertinente pour le rhodium. Reste à savoir si c’est l’uranium ou le rhodium qui viendra à manquer en premier puisqu’on les extrait dans des proportions semblables à leur concentration dans la croûte terrestre (23t / 70 000 t = 1/3000)3.

Par ailleurs, on extrait environ 350 fois moins de palladium (210 tonnes) que d’uranium (70 000 tonnes), alors que la concentration du palladium dans la croûte terrestre est environ 3000 fois inférieure à celle de l’uranium. Peut-être qu’un jour il sera beaucoup plus difficile d’extraire le palladium, et cela deviendra bien plus intéressant de le piocher dans les produits de fission.

Le coût d’une synthèse directe

Que faire si les éléments que l’on souhaite fabriquer ne sont pas parmi les produits de fission d’une réaction nucléaire produisant de l’énergie ? Nous avons vu précédemment que c’est le cas pour le rhénium, l’osmium, l’iridium et le platine. Peut-on envisager de les fabriquer autrement, même si cela doit nous coûter de l’énergie ? Cette éventualité relève déjà beaucoup plus de la science fiction, mais il est bon d’idéaliser le problème afin d’en déterminer les limites fondamentales.

Tout d’abord, en laboratoire on est capable de fabriquer à peu près n’importe quoi. Une expérience de physique nucléaire consiste typiquement à bombarder une cible faite d’un certain élément, par des noyaux d’un autre élément. Nul besoin d’accélérer les noyaux bombardés trop rapidement, il suffit de leur conférer des énergies de l’ordre de grandeur des énergies typiques des liaisons nucléaires afin que la rencontre des noyaux provoque des réactions nucléaires, et donc un changement de nature des éléments.

Bien sûr le procédé nécessite des énergies élevées, des mégaélectronvolts, mais pas des gigaélectronvolts ou des téraélectronvolts comme dans des accélérateurs de particules tels que le LHC. Ce genre de dispositif tient largement dans une grosse salle de la taille d’un gymnase et un exemple emblématique en France est le GANIL.

Grâce à ce processus, l’élément présent dans la cible est transformé, tout comme celui qui a été utilisé pour le bombarder et qui poursuivra sa course (dans une autre direction) sous une autre forme. La réaction peut être notée comme on le ferait pour une réaction chimique,

(1)   \begin{equation*}A + b \rightarrow  c + D\end{equation*}


Cela signifie que l’on bombarde une cible constituée de l’élément A, avec un projectile de type b, et que la cible s’en trouve transformée en D, tandis qu’un élément de type c poursuit sa course. Parfois cette dernière particule n’est pas un noyau mais simplement un photon.

Par exemple la fusion envisagée par ITER est de la forme {}^3\text{H} + {}^2\text{H} \rightarrow \text{n} +{}^4\text{He}, ce qui signifie qu’un atome de deutérium (2H) réagit avec un atome de tritium (3H) pour donner un neutron (n) qui s’échappe et un atome d’hélium-4 (4He).

Il existe une kyrielle de réactions possibles entre noyaux atomiques. On pourrait imaginer partir d’un élément proche et facile à trouver, et le bombarder avec un noyau léger pour produire un noyau un peu plus gros. Une méthode consisterait à imiter ce qui se passe dans les étoiles géantes pendant une phase où certains noyaux lourds grossissent en absorbant des neutrons (il s’agit du processus s). Initialement cela ne change pas la nature de l’élément qui est défini par le nombre de protons.

Cependant, lorsqu’un noyau a trop de neutrons, il devient instable, si bien qu’il retrouve une forme stable en convertissant une partie de ses neutrons en protons. L’élément n’est alors plus le même et s’est déplacé dans la classification périodique. Cette transformation des neutrons en protons n’est pas sans conséquence, et comme évoqué précédemment cela génère de la radioactivité \beta4. On anticipe donc déjà un premier problème avec cette méthode, puisqu’il faudrait nécessairement se protéger de ces rayonnements intenses, et attendre que la grande majorité des conversions ait eu lieu pour que les éléments produits soient stables.

De plus, à partir du moment où on va fabriquer des éléments plus lourds que le fer, comme c’est le cas pour les éléments rares que l’on cherche à produire, il va falloir apporter l’énergie de liaison nécessaire car les réactions correspondantes consomment de l’énergie au lieu d’en libérer. C’est logique puisqu’on réalise essentiellement des processus qui sont l’inverse de la fission, en faisant grossir les gros noyaux plutôt qu’en les brisant.

En admettant que l’on maîtrise parfaitement toutes ces étapes au point de pouvoir produire des quantités non négligeables d’éléments, quelle serait l’énergie nécessaire à fournir ? On sait qu’en fissionnant des éléments lourds, on récupère environ 0.1% de leur masse sous forme d’énergie, ce qui correspond à l’énergie de liaison nucléaire. Alors pour synthétiser des éléments par des réactions allant dans le sens contraire il faudra nécessairement apporter une énergie de l’ordre de 0.1% de la masse. De la même manière que la fission apporte des énergies considérables, les processus inverses vont nécessiter les mêmes énergies phénoménales.

Grâce à la relation E = m c ^2 on peut calculer que l’énergie associée à 1kg de masse est d’environ 10^{17} J soit 100 millions de gigajoules. Par conséquent, 0.1% de cette énergie correspond à 10^{14} J soit 100 000 gigajoules. Converti en MWh, cela fait tout de même de l’ordre de 30 000 MWh.

Quand on sait qu’à l’époque d’une énergie pas chère, le MWh se vendait autour de 50 euros, cela place le kg de matière fabriquée à plus d’1.5 million d’euros ! Et c’est en considérant un processus optimal dans lequel il n’y aurait pas de pertes. On peut facilement rajouter un facteur 10 dans une mise en place réaliste, soit un coût de quelques dizaines de millions d’euros au kilogramme. Et c’est juste en considérant le coût de l’énergie nécessaire. Il faudrait également rajouter le coût nécessaire pour concevoir et faire fonctionner un tel dispositif industriel.

La synthèse directe d’éléments est donc prohibitive en l’état actuel de la technologie. La seule manière de disposer d’une énergie considérablement plus abondante et donc moins chère, sera d’utiliser la fusion nucléaire. On utilisera l’énergie d’une réaction nucléaire produisant de l’énergie, pour permettre d’autres réactions nucléaires consommant de l’énergie.

C’est exactement ce qu’on fait déjà avec la chimie, où certaines réactions chimiques exothermiques (produisant de l’énergie) sont utilisées pour pouvoir réaliser des réactions chimiques endothermiques (nécessitant un apport d’énergie), et ainsi fabriquer les molécules qui nous intéressent. Par exemple, la combustion de gaz fossile permet la génération d’électricité, qui ensuite permet de transformer l’oxyde d’aluminium présent dans la nature, en aluminium métallique grâce à une électrolyse.

Au lieu de modifier l’assemblage des atomes comme en chimie, on modifiera les assemblages au sein même des noyaux des atomes. Mais ce n’est franchement pas pour tout de suite. En attendant, les ressources limitées doivent impérativement être recyclées, car nous n’irons jamais exploiter les ressources d’un autre système stellaire, et nous devons donc composer pour encore très longtemps avec ce que les générations d’étoiles antérieures nous ont légué.

1Feasibility of Separation and Utilization of Ruthenium, Rhodium and Palladium from High Level Wastes, Vienna: IAEA, 1989, Technical reports series; no. 308.

2Pokhitonov, Y.A., Tananaev, I.G. Prospects for the Use of Palladium from NPP Spent Nuclear Fuel and Ways to Design the Technology of its Recovery at a Radiochemical Enterprise. Radiochemistry 64, 270–279 (2022). https://doi.org/10.1134/S106636222203002X

3La concentration du rhodium dans la croûte terrestre est environ 3000 fois inférieure à celle de l’uranium (2.7g/tonne). Dans le système solaire, les métaux du groupe du platine sont certes peu abondants, mais le sont tout de même plus que l’uranium. Si dans la croûte terrestre c’est le contraire, c’est parce que l’uranium est lithophile et se retrouve donc concentré dans la croûte. L’origine de la radioactivité dans le noyau terrestre est donc encore débattue.

4La radioactivité \beta consiste en l’émission d’électrons très énergétiques lors de la transformation d’un neutron en proton. Un antineutrino très énergétique est également produit dans ce processus, mais il n’interagit que très peu avec la matière et ne représente aucun danger.

5Cela forme également des noyaux possédant 43 protons, c’est-à-dire du technétium. Il est certes radioactif, mais l’isotope principalement produit est le technétium-99 qui possède un temps de demi-vie de plusieurs millions d’années, si bien qu’il est quasiment absent dans la nature.

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Image par Dorothe de Pixabay